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CITE PHILO 22 novembre 2021

, par ALLIOUI YASMINE

Pour la quatrième année consécutive, le lycée Pierre de la Ramée a accueilli une rencontre entre un philosophe et des élèves issus des classes de Spé HLP, de terminales et la classe Passerelle. Cette rencontre a été orchestrée par Cité Philo. Cette année le thème choisi par l’organisme lillois est Fiction(s). Il a été facile pour nous de nous sentir concernés par celui-ci puisque bon nombre de projets dans notre établissement sont en lien avec la fiction : la participation à l’ACAP depuis au moins 15 ans, notre engagement auprès de l’Académie des César et plus particulièrement la participation des premières HLP à un défi d’écriture « Toi aussi, écris ta série ».

C’est Thibaud de Saint Maurice, philosophe spécialiste et chercheur en séries mais aussi chroniqueur sur France Inter qui nous a fait le plaisir de venir jusqu’à nous. Il a répondu précisément à une problématique que l’on posait déjà à propos du cinéma « Et si regarder des séries nous rendait meilleurs ». Son discours n’a eu de cesse de nous convaincre que regarder des séries participe à notre éducation morale. Les élèves, ils étaient près de 60, avaient préparé des questions et même si le temps d’échange n’a pas été aussi long qu’ils le souhaitaient, Thibaud de Saint Maurice a été généreux et très accessible. Il a d’ailleurs tenu à rappeler contre l’opinion et ses critiques souvent injustes que la philosophie sait se rendre accessible. Nous allons dans ces quelques lignes qui suivent rendre compte de son argumentation.

ET SI REGARDER DES SERIES NOUS RENDAIT MEILLEURS…

Concernant les séries, leur profusion et leur immense diversité, il va de soi qu’il n’est pas aisé de faire le tri entre le bon, le très bon, le moins bon et le très mauvais. Ainsi, un jugement un peu radical consiste à rejeter les séries parce qu’elles participeraient à notre abrutissement. Au mieux parfois leur reconnait-on le mérite de nous divertir. Ce jugement, qui ne date pas d’aujourd’hui puisque l’on reprochait la même chose à la télévision hier, au final, consiste à sous-estimer une certaine culture populaire. En associant la célèbre formule de Karl Marx à notre propos, on pourrait alors affirmer que « Netflix est l’opium du peuple ». Bien sûr, notre philosophe ne va pas en rester là et donner raison à ce jugement injuste. En effet, les séries, quand bien même n’auraient pas d’autre but que de nous divertir, nous aident à être plus attentifs au réel. De plus, elles sont, de par leur diversité, une source inépuisable de contenus et donc de plaisir. Enfin, loin de nous laisser indifférents, elles font de nous des experts qui savent, devant les autres, défendre les mérites et les défauts des séries regardées et souvent aimées.

Après avoir présenté l’axe de son argumentation, Thibaud de Saint Maurice a rappelé brièvement l’histoire des séries depuis la fin des années 1990 jusqu’à nos jours.
les années 90 marquent le tournant de la « Quality TV » et sonnent le glas des grands « feuilletons » télévisés, comme I Love Lucy, Dallas ou encore les Rois Maudits. La Quality TV est associée à la création des chaines câblées à péage comme Canal+ ou HBO. Thibaud de Saint Maurice explique que le format sériel est alors pressenti pour susciter l’envie, l’attachement et par la même occasion la fidélité des abonnés. Mais pour cela, il est indispensable de créer des histoires incroyables pensées par les meilleurs scénaristes, réalisées par les meilleurs réalisateurs et jouées par les meilleurs acteurs… The Wire, Soprano, Six feet under, Engrenages… en sont d’excellentes illustrations.
depuis les années 2000, la Peak TV inonde nos écrans, tous nos écrans. Il s’agit des plateformes qui vont devenir une forme culturelle majeure. Netflix, Prime video, Apple TV, Salto, OCS… pour ne citer qu’elles. Tout a changé puisque finalement, nous ne regardons plus nos séries en famille, installés dans les canapés, mais souvent seuls, sur des écrans peu fonctionnels comme ceux de nos téléphones. Mais aussi nous avons H24 la possibilité de regarder un épisode ou pourquoi pas d’enquiller une saison en un week-end ! Le binge-watching est un comportement qui n’étonne même plus.

Maintenant, il nous faut comprendre comment les séries nous donnent à penser. Le philosophe nous convainc que les séries participent à une révolution esthétique. En effet, elles nous présentent toutes sortes de personnages au travers desquels « je » sens et « je » ressens des émotions. Par exemple, le personnage d’Arya dans Game of Thrones est une fille qui affirme haut et fort « qu’elle ne veut pas être une femme ». Elle suscite une certaine réflexion sur ce qu’est être une femme, comme Simone de Beauvoir a su le faire à sa façon. On peut aussi, pourquoi pas, éprouver de la sympathie pour Dexter qui est pourtant un tueur en série de tueurs en série. Les séries ont aussi le mérite de créer des collectifs de personnages et ce panel si divers permet au spectateur de s’attacher, de s’identifier à des personnages qu’il aura choisis. Il peut plutôt être Chandler, plutôt Joe, plutôt Tokyo, plutôt Berlin… selon le moment, les situations, les états d’esprit. Enfin, les séries parlent de choses communes de façon extraordinaire, l’infra-ordinaire disait Georges Perec. Par exemple, dans Borgen, nous entrons dans le quotidien du premier ministre danois, une femme en l’occurrence, maman et épouse. Son mode de vie si particulier devient familier aux yeux du spectateur.

Les séries participent aussi à la transformation du spectateur. Les arguments sont nombreux. En effet, la variété des mondes présentés dans les séries améliorent notre culture générale. En regardant fidèlement Urgences nous apprenons énormément des pratiques et des premiers gestes dans les hôpitaux mais aussi les difficultés à être soignés aux Etats Unis. Nous sommes aussi initiés en entrant comme en immersion au Vatican avec The Young Pope, dans les services secrets français avec Le Bureau des légendes, au coeur de la famille royale britannique avec The Crown… Tous ces univers développent en nous une certaine capacité encyclopédique. La transformation du spectateur est à l’oeuvre aussi quand il devient un fin critique, quand il s’avère capable de parler et d’interpréter la série qu’il suit. Considérez la difficulté à résumer Game of Thrones… sa complexité narrative soumet le spectateur à une réelle épreuve. Ainsi, regarder des séries développerait une certaine pensée complexe, mais aussi nous aiderait à être plus attentifs. Le moins que l’on puisse dire est que cet argument contredit l’opinion commune évoquée plus haut selon laquelle les séries nous rendraient idiots. Mieux encore, les séries, insiste Thibaud de Saint Maurice, développent nos expériences morales. En effet, suivre les péripéties ou le quotidien des personnages nous aident à élargir le champ de notre sensibilité mais aussi le champ de nos expériences morales. Nous éprouvons de l’empathie pour les personnages de la Casa de Papel et oublions pour un instant que ce sont des voleurs. Nous sommes tristes quand Ross et Rachel se séparent. Nous sommes indignés quand deux personnages que nous aimons se trahissent… Mieux encore, le philosophe nous confirme que les séries développent en nous un nouvel horizon politique et démocratique. Par exemple, les collectifs de personnages que nous évoquions plus haut s’avèrent être une sorte de peuple qui choisit, délibère, hésite… Plus simplement, regarder des séries permet la possibilité d’une conversation avec n’importe qui, d’égal à égal, d’autant qu’il est plus aisé d’avoir tous accès aux mêmes contenus. Tout le monde (près de 700 millions de personnes) regarde Game of Thrones, déjà 200 millions de spectateurs pour Squid Game, sans distinction de classes, de cultures, d’âge… Regarder Game of Thrones est bel et bien une expérience démocratique.

Il est temps de conclure : Thibaud de Saint Maurice insiste sur l’importance d’une culture populaire, et pas seulement en terme d’audience. Les séries, de par la diversité des supports, sont accessibles à tous, mais surtout elles mettent en scène le peuple par les collectifs de personnages. Leur impact sur le réel est incontestable : on a vu en Algérie dans des manifestations de contestation du pouvoir en place, des personnes portées les costumes et les masques de la Casa de Papel.
Ce patrimoine commun et accessible anime les conversations publiques et ordinaires. En exprimant nos ressentis et nos avis, nous devenons davantage un sujet !

Quelques questions plus tard, il était temps de nous séparer et de penser déjà à la préparation du dispositif Cité Philo pour 2022. Nous avons évidemment hâte de connaître le thème retenu et de proposer notre amphithéâtre afin d’accueillir un nouveau conférencier.